Les moules
J'avais quoi, 8, 9 ans pas plus. J'étais en vacances dans le nord, chez ma tante qui était aussi ma marraine. C'est la seule fois où j'y suis allée. D'habitude, c'était chez ma grand-mère à Lille, ma "méméralil" comme je l'appelais, une femme admirable, pudiquement pieuse, et d'un humour féroce, qui avait élu domicile près de la Deule, nostalgique qu'elle était de son ancienne vie de marinière. Va savoir pourquoi, elle m'avait surnommée Zaza et tout le monde là-bas m'appelait Zaza. Chaque année, quand j'arrivais dans le Nord, je changeais d'identité.
De ces vacances chez ma marraine, j'avais tout oublié. Tout scotomisé comme on dit. Je n'avais conservé que l'odeur... l'odeur des moules marinières. Jusqu'à l'âge de 30 ans où 3 ou 4 scènes ont resurgi de ma mémoire au cours d'une thérapie de groupe.
La première scène se passe avec ma cousine qui avait le même âge que moi. Nous sommes accroupies dans de hautes herbes, je me souviens qu'elles étaient hautes ces herbes, culottes baissées, une herbe à la main en train de nous chatouiller le sexe, en riant et en échangeant nos impressions. Chacune son herbe, chacune son sexe. Quand une sorte de beuglement nous a obligées à lever la tête : ma tante, sa mère, là juste au-dessus des hautes herbes, les yeux exorbités, la bouche grande ouverte. Tiens, on aurait dit le fameux tableau de Munch. Je déteste ce tableau.
La seconde scène, c'est le repas du soir. Je n'avais pas faim, ça je m'en souviens. Mais on me force à manger des moules et ensuite une banane. Je sens encore la banane qui restait bloquée, là, juste à l'entrée de ma gorge, taquinant ma luette, et j'entends encore ma tante qui disait "avale tout".
La troisième scène nous voit à genoux, ma cousine et moi, devant le lit, mains croisées, probablement obligées de réciter un quelconque acte de contrition, dont j'ignorais hélas les paroles. Et en ch'ti je ne connaissais que la chanson "dors mon tiot quinquin". Lorgnant discrètement sur ma cousine qui avait l'air de savoir de quoi elle causait, j'ai essayé d'imiter ses mouvements de lèvres en prenant un air absorbé.
La nuit, j'ai tout vomi. Les moules, l'herbe, la banane, le sexe, le bon dieu, le tiot quinquin, ma marraine aussi probablement.
Et pendant les 20 années suivantes, j'ai tout occulté. Et personne, étonnamment, ne m'en jamais reparlé. Les (més)aventures sexuelles de Zaza au pays des ch'tis ont été passées à la trappe, reléguées dans le tiroir aux tabous, classées secret déviance. Seule en a émané l'odeur si particulière des moules marinières qui, chaque fois, me donnait des hauts-le-coeur. Jusqu'à cette thérapie de groupe qui m'a permis, non seulement de me souvenir, de décoder moules et banane, mais aussi de m'apercevoir que l'inconscient de certains adultes pouvait parfois être assez tordu. Et là, le petit diable qui est en moi a pensé "bien fait pour elle, elle a dû nettoyer tout mon vomi".
Depuis ? et bien je mange des moules, mais pas marinières, je les préfère au curé, heu... au curry. Mon dieu, pardonnez-moi ce lapsus comme j'ai pardonné à.....